Un voyage où se mêlent la splendeur et la laideur. L’œil s’émerveille devant des paysages grandioses et des architectures sublimes, puis se désole face aux constructions innombrables qui blessent villes, villages et campagnes. C’est au cœur de la forêt de mélèzes de Lej Aratsch, près de Pontresina, dorée par les premières lueurs de l’automne, que l’auteur de ces lignes a marqué une halte, laissant libre cours à ses réflexions.
Un certain malaise s’installe : le problème vient-il des architectes ou du regard de l’observateur — un profane avoué en matière d’architecture (moderne) ? Chaque année, un journal suisse invite ses lectrices et ses lecteurs à désigner le bâtiment le plus laid du pays, tandis qu’un site d’actualités publie de temps à autre la liste des « dix plus grandes horreurs architecturales de Suisse ». Ces photographies rencontrent toujours un vif succès. Elles montrent des bâtiments effrayants, des tours d’habitation délirantes, des villas de mauvais goût, des lotissements de maisons mitoyennes offrant autant de charme qu’un tas de gravats, des silos sans fenêtres et des furoncles de béton. Bien souvent, ces constructions sont l’œuvre d’architectes renommés, déposées dans le paysage sans la moindre harmonie avec la nature alentour ni avec le visage des villes et villages qui les accueillent.
Une architecture qui émet des chèques sans provision
À mesure que la Suisse s’enlaidit, peu à peu « singapourisée », notre regard s’émousse : nous ne voyons plus les réussites, qu’elles soient architecturales ou patrimoniales. Pour l’architecte et écrivain Hans Kollhoff, l’architecture moderne émet des chèques sans provision — elle avance des hypothèses dont la seule singularité semble tenir lieu de justification. Et lorsque ces promesses s’avèrent vaines, on se borne à les refouler. Sa critique, d’abord adressée à la « starchitecture » des grandes villes, touche tout autant la prolifération de la « surconstruction» dans les agglomérations et l’expansion désordonnée des villages.
On sait qu’il est vain de débattre des goûts et des couleurs, et les profanes – parmi lesquels se range l’auteur – confondent volontiers audace et laideur en matière d’architecture. Pourtant, la question n’est pas celle du style, qu’il soit classique ou moderne, mais bien celle des projets eux-mêmes: certains continuent de défigurer nos villes, nos villages et nos paysages, tandis que d’autres savent les enrichir, leur offrir un nouvel équilibre, une âme retrouvée.
De Montreux à Pontresina
Fort de ces réflexions, je reprends la route : Montreux, Berne, puis Zurich, avant de rejoindre Saint-Gall et le pays d’Appenzell. Ma destination est Pontresina. Dans le paysage de glaciers situé juste derrière avec le Lej Aratsch (le lac d’Aratsch), je veux prendre un temps de repos, assis sous un soleil d’or au milieu des mélèzes, dont les aiguilles se parent d’un éclat somptueux avant de s’abandonner à l’automne.
Heureusement, la Suisse recèle encore bien des merveilles : des paysages ouverts, des champs, des prairies et des forêts, des lacs scintillants dont les rives demeurent intactes, mais aussi des constructions récentes, érigées à bon escient, qui respectent l’identité historique des lieux, qu’ils soient urbains ou naturels. Car l’architecture moderne peut, elle aussi, s’accorder avec son environnement : lorsqu’elle se fait discrète, bien proportionnée, conçue avec soin jusque dans les moindres détails, et qu’elle dialogue avec ce qui l’entoure, elle participe à l’harmonie plutôt qu’elle ne la rompt.
« La tour Eiffel, ce sinistre colosse »
« Beaucoup de gens trouvent d’abord les nouvelles constructions laides. Pourtant, nombre d’entre elles sont élégantes, bien pensées et belles », a écrit sur un site un auteur critiquant les détracteurs de l’architecture contemporaine. Il présentait aussi des « tuyaux pour faire passer sa haine de l’architecture contemporaine », car, laissait-il entendre, peut-être ne trouve-t-on beau que l’ancien.
Le critique en question frappait fort en prenant la tour Eiffel pour exemple, un « mastodonte » laid et sombre, disait-il, dépourvu de liens avec les édifices baroques et classiques qui font à juste titre la renommée de Paris. De nombreux artistes avaient protesté contre sa construction, décrivant en 1887 la tour prévue comme « une noire et gigantesque cheminée d’usine » et «une odieuse colonne de tôle boulonnée ». Aujourd’hui, pourtant, plus personne n’aurait l’idée de la démonter, conclut le critique.
Difficile de le contredire, car la tour Eiffel est l’histoire d’un succès et il n’est guère d’objections qui vaillent face à la réussite. Mais, pourrait-on se demander, à quoi ressemblerait Paris si, 135 ans plus tôt, on avait construit non pas une mais plusieurs tours Eiffel… ? Un emblème séduit par son caractère unique, on le sait.
Respect du paysage et du caractère des localités
Il est vrai que nous avons souvent tendance à porter aux nues le passé et à juger le présent d’un œil sévère. Il n’est d’ailleurs pas rare que ce qui nous heurtait autrefois finisse par nous devenir familier : les blocs de béton des années 1960 et 1970 en sont un bon exemple. Aujourd’hui, les témoins de ce courant qui fit du béton brut une esthétique sont, en bien des lieux, classés monuments historiques.
Depuis les années 1950, l’architecture s’attache avant tout à produire un effet d’« ici et maintenant ». Dès lors, il ne serait pas inutile d’inviter non seulement les architectes en quête d’accomplissement personnel, mais aussi les urbanistes, à revoir leur copie. Par leurs préconisations – ou plutôt leurs révisions souvent incompréhensibles des plans d’aménagement local – ils contribuent à créer les conditions mêmes qui défigurent nos localités et nos villes.
Comment convaincre les architectes d’abandonner définitivement cette architecture criarde et de respecter davantage les sites façonnés par le temps ? L’architecture moderne peut, après tout, s’intégrer avec grâce dans une physionomie urbaine harmonieuse : des bâtiments discrets, bien proportionnés, conçus avec soin jusque dans les moindres détails, qui se répondent et se respectent. En cela, elle prolongerait l’art patient du raffinement, cultivé au fil des siècles et des générations d’architectes.
Bibliothèque abbatiale de St-Gall
A propos de siècles passés : sur le chemin de Pontresina, je m’offre un détour par la bibliothèque abbatiale de Saint-Gall — un rêve baroque de bois, de lumière et de savoir. Dans ce « Google du Moyen Âge », où reposent des manuscrits datant de l’an 850 et d’antiques globes figurant le monde tel qu’on l’imaginait, il règne une odeur d’éternité et de poussière datant de la Création. On croirait que les anges y montent la garde depuis des millénaires, et qu’en tendant l’oreille, l’on pourrait surprendre le murmure des moines toujours tapissé dans les rayonnages. Ici, où l’on rend visite aux livres plutôt qu’on ne les lit, je m’extrais un instant de l’ère du Wi-Fi. Tandis qu’au dehors on scrolle, on streame et on swipe le temps, ici, il repose paisiblement entre les reliures.
Je m’assois un instant et je sens qu’autrefois, la culture était une aventure – certes réservée à une élite de moines, mais une aventure tout de même – et non un algorithme. La bibliothèque de l’abbaye n’a rien d’un musée : c’est une machine à remonter le temps, taillée dans le bois précieux et patinée par le savoir, qui rappelle avec douceur que la pensée a fait ses débuts à voix basse.
L’admiration de la beauté ne suffit pas
Quelques heures plus tard, au terme de mon petit voyage à travers la Suisse, me voilà assis au bord du lac d’Aratsch – observé d’un œil critique par trois canes et un canard – et je me laisse aller à la réflexion.
Je savoure, avec bonheur, le soleil radieux et les mélèzes dorés, en ces lieux où, tout près de là, le village de Surlej fut sauvé de l’enlaidissement — un sauvetage qui marqua les débuts de l’histoire de la Fondation Franz Weber.
C’est là que me vient la conclusion de ce voyage à travers la Suisse : les plans et les bâtiments manqués que j’ai évoqués plus haut méritent certes la critique, mais ils ne sont rien face à ce qui menace aujourd’hui nos paysages et nos forêts — la destruction et l’enlaidissement causés par les parcs éoliens et solaires.
Alors que le crépuscule descend sur Pontresina, je songe une fois encore qu’admirer la beauté ne suffit pas. Puisque le profit l’emporte sur le paysage, puisque les lacs, les forêts et la faune n’ont pas de lobby — mais qu’ils ont besoin d’une voix —, la Fondation Franz Weber est plus que jamais nécessaire. Car préserver, ce n’est pas refuser le progrès : c’est faire preuve de clairvoyance.