Voilà onze ans que la campagne de la Fondation Franz Weber (FFW) «Basta de TaS» (Pour en finir avec la collecte des déchets par des chevaux) permet de libérer les «chevaux éboueurs» d’Amérique latine, en les remplaçant par des véhicules motorisés.
Afin de célébrer avec vous le dixième anniversaire plus une année de cette campagne historique de la Fondation, voici un petit récapitulatif de ce programme, de ses anecdotes et de ses dates clés.
Juan – Un homme nouveau grâce à «Basta de TaS»
En avril 2015, je me rendais pour une énième fois dans la ville de Paraná, capitale de la province d’Entre Ríos en Argentine. La campagne «Basta de TaS», qui a pour objectif la libération des chevaux éboueurs tout en favorisant l’intégration sociale des familles de collecteurs de déchets en Amérique latine, battait son plein. À cette époque, notre programme n’avait que trois ans mais il avait déjà permis de remplacer plus de 100 chevaux par des véhicules à moteur! Afin de pouvoir continuer sur cette belle lancée, il était donc essentiel de rencontrer les pouvoirs locaux, les militants et les éboueurs, pour motiver, faciliter et accompagner encore davantage la mise en oeuvre de notre projet.
Lors de ce séjour, l’une des réunions a particulièrement marqué mon esprit. Après que les pouvoirs publics aient terminé de commenter les excellents résultats de notre programme, un homme s’est approché de moi et m’a demandé: «Leonardo, te souviens-tu de moi?» Pris de court, j’étais navré d’admettre que son visage ne me disait rien. Loin de se vexer, mon interlocuteur éclata de rire: «C’est normal, nous nous sommes rencontrés il y a 3 ans, mais aujourd’hui j’ai l’air d’avoir 20 ans de moins». Cet homme, c’était Juan. Comment ai-je pu oublier son visage? Juan, c’est un peu grâce à lui si Basta de TaS a pu prendre racine. Un bref récapitulatif de nos premiers combats est nécessaire pour comprendre pourquoi.
Clivage
En 2012, la mairie de Paraná avait accepté de faire un essai pilote de notre programme. L’idée était de prendre la température auprès d’un petit échantillon de personnes, pour voir si la «mayonnaise» pouvait prendre. Pour commencer, nous avions donc pour mission de convaincre plusieurs familles de troquer six chevaux contre des charrettes à moto, et d’adhérer à un programme d’intégration sociale, de formation professionnelle et de régularisation de leurs conditions de travail. Leurs chevaux, quant à eux, devaient être recueillis par notre sanctuaire Equidad.
A l’époque, le combat n’était pas gagné d’avance: les autorités et les milieux de protection de la nature étaient frileux, voire carrément opposés au projet. La cause? Le traditionnel clivage politique. En effet, Basta de TaS avait reçu le soutien de la mairesse de la ville, issue d’un parti politique traditionnellement opposé à la conservation. En outre, nos opposants, qui n’avaient pas compris que notre campagne ne concernait pas seulement le bien-être animal, croyaient que le programme allait juste sauver les chevaux et mettre les familles au chômage. En somme, le débat était polarisé entre ceux qui voulaient tout simplement interdire la tracte des déchets avec des animaux – ce qui aurait condamné les familles des éboueurs à la misère la plus pure – et ceux qui voulaient continuer comme avant, malgré les maltraitances infligées aux animaux. Notre alternative pouvait permettre de sortir de cette impasse, mais encore fallait-il parvenir à l’imposer…
Opportunité de la dernière chance
Un soir, convoqué par le secrétaire à l’intégration sociale de la commune, j’apprenais que seuls cinq éboueurs s’étaient engagés volontairement dans le projet. Le message était clair: si nous ne trouvions pas d’urgence un sixième volontaire, le projet pilote serait annulé. Pour mon interlocuteur, si nous n’étions pas capables de susciter un certain enthousiasme auprès de six récolteurs de déchets, nous ne parviendrions jamais à régler un problème concernant plus de 700 animaux.
Mis au pied du mur, je quittais cette réunion profondément bouleversé. Partagé entre l’indignation, le chagrin et la confusion, je m’asseyais sur un banc en face de l’hôtel où je logeais pour réfléchir. Une charrette tirée par un cheval passa devant moi. L’homme, complètement ivre, attira mon attention. Mon sang ne fit qu’un tour: cette drôle de rencontre allait peut-être devenir l’opportunité dont j’avais tant besoin!
Je décidais donc de tenter le tout pour le tout et d’aborder le conducteur. Trop éméché pour avoir une discussion, il me proposa de me rendre chez lui le lendemain, pour parler à tête reposée du projet que je souhaitais lui soumettre. Encouragé par sa femme, cet homme, qui à l’époque ne savait ni lire ni écrire, accepta mon offre. Cet homme, c’était Juan.
Chance d’une vie
Lorsque nous nous sommes revus en 2015, Juan n’avait pas seulement appris à lire et à écrire: formé à l’utilisation des charrettes motorisées, il était devenu l’instructeur de conduite et d’équitation du programme de remplacement de la mairie de Paraná, qui suivit l’essai pilote. Et effectivement, il paraissait vraiment avoir 20 ans de moins! Sa nouvelle vie n’avait plus rien à voir avec celle d’avant: il ne buvait plus, il avait réparé sa maison et il avait décidé d’envoyer son fils aîné à l’université.
Désormais, il travaille en uniforme, il est propre, sûr de lui. Il n’est pas le seul à avoir profité de ce nouveau départ: sa femme, qui a pu monter une entreprise de couture de vêtements, lui confie chaque soir les retouches à livrer chez ses clients. Emu aux larmes par ces retrouvailles et par cet heureux dénouement, je serrais Juan dans mes bras en lui murmurant: «C’est cela, «Basta de TaS»: pas de chevaux esclaves, pas d’humains exclus.
Effet domino
S’il est sans doute notre cas le plus emblématique, Juan n’est pas le seul à avoir bénéficié du formidable coup de pouce que représente Basta de TaS: depuis 2011, notre campagne a permis de sortir plus de 7000 familles qui, comme celle de Juan, vivaient dans la misère avant d’adopter notre initiative. Et ce n’est pas tout: en améliorant les conditions de vie de toutes ces familles, Basta de TaS a permis de «ruisseler» pour adoucir de multiples façons une multitude d’autres vies – enfants, petits-enfants, parents, animaux domestiques, voisins, collègues, victimes de ségrégation sociale et professionnelle…Ces gens, qui se sont vu offrir la possibilité d’une seconde chance, peuvent désormais apprendre à lire et à écrire, faire des études, voter, exercer le métier de leur choix, gagner dignement leur vie… Ils peuvent transmettre et prendre soin de leurs proches. Ils n’ont plus à priver leurs animaux pour survivre. Désormais, ces «invisibles», ces membres fragiles et rejetés de la société, qu’ils soient à deux ou à quatre pattes, ont une voix. Et avec la transformation à 360 degrés que nous leur proposons, ils peuvent enfin la faire entendre!
Basta de Tas: Où en sommes-nous?
Vous l’aurez compris, notre campagne est un immense succès, une source de progrès pour tous. Mais le chemin est encore long pour implanter durablement les notions de justice sociale et de droits des animaux en Amérique latine. De fait, nous ne pouvons nous permettre de nous reposer sur nos lauriers: notre succès est notre meilleure motivation! Depuis le début de la campagne, en 2011, nous avons visité plus de 100 villes dans différents pays d’Amérique latine, tels que l’Argentine, l’Uruguay, le Chili, la Colombie, l’Équateur et le Mexique. En tout, nous avons réussi à promouvoir et à mettre en oeuvre près de 50 programmes de substitution de chevaux éboueurs. Si certains ont permis de remplacer tous les chevaux de la ville, d’autres sont toujours en cours ou en suspens, victimes des aléas de la politique.
En effet, étant donné que nos programmes sont adoptés et mis en oeuvre par les communes, nous dépendons de leur bon vouloir. La FFW, dans son rôle de conseil, ne peut que les encourager et leur fournir la documentation technique, notamment les manuels détaillés de mise en oeuvre du projet, conçus par notre équipe. Nous exerçons également le rôle de facilitateurs, que ce soit avec la presse, les défenseurs des animaux et, bien sûr, avec les éboueurs.
Le bilan est plus qu’encourageant: à ce jour, plusieurs municipalités d’Amérique latine, de tailles et de réalités différentes, ont déjà terminé leurs programmes en remplaçant toute la traction animale et en l’interdisant. En outre, des grandes villes comme Montevideo, la capitale uruguayenne, suivent toujours nos programmes de substitution, et le Chili a entamé un débat national sur ce sujet.
Et ce n’est pas tout: dans quelques mois, nous serons en mesure de proposer un cours en ligne pour former les fonctionnaires municipaux et les élus, qui servira d’accélérateur de campagne dans les différents pays cibles. Il sera disponible sur notre plateforme en ligne: escuelaFFW.org. De quoi être optimiste pour le futur!